« LA CYBERNÉTIQUE, L'ART CYBERNÉTIQUE et l'ÈRE CYBER» 


Patrick Saint-Jean
ENSC Département Design
Chair Paris ACM SIGGRAPH Professional and Student Chapter

Festival du Jubilé de l'ART CYBERNÉTIQUE
À l'Atelier Schöffer, Mardi 30 Août 2005 , à 19 heures
Villa des Arts - 15, rue Hégésippe Moreau, 75018 Paris, M° La Fourche

Cette conférence organisée à l'Atelier Schöffer pour le premier Festival du Jubilé de  l'Art Cybernétique est mémorable du fait qu'il a permis à l'auteur de se souvenir de l'aventure à la fois artistique scientifique, technologique, philosophique et humaine des années 60, initié par Nicolas Schöffer, Iannis Xenakis, Henri Laborit, et par leurs oeuvres et ouvrages qui ont pris leur autonomie, et qui sont à la racine de ses propre travaux. D'autres suivront comme Pierre Barbaud avec ses automates musicaux, François et Vera Molnar et la psychophysiologie de la perception dans l'oeuvre artistique, et Jean Dubuffet avec ses Texturologies.
Merci à Éléonore Schöffer pour avoir occasionné cette rencontre.
Cet écrit en est à la fois le témoignage et la mémoire qu'il peut rester d'un souvenir et d'une vie toujours en devenir passionnante et passionnée.


Prolégomènes


Un peu d'histoire internationale à travers celle de l'ACM SIGGRAPH (Special Interest Group on GRAPHics of Association for Computing Machinery), à l'origine très mécanique, puis électro-mécanique et électronique, automatique, informatique et sans doute optique et nano-technologique en devenir, peut nous faire comprendre la naissance de la Cybernétique.

La Cybernétique en France, dans un contexte international également, peut nous montrer comment sa dimension pluri et multi voire trans-disciplaire est source d'imagination et de création pour contrer une vision mécanistique de l'Homme et projeter l'intelligence, l'ingéniosité et l'imaginabilité humaine dans l'objet, la machine, et le processus, en comparant le système nerveux et la machine dans les années 40.
Plusieurs courants d'expérimentation et de réflexion sont originaires de cette évolution :
- la linguistique avec le Structuralisme de Ferdinand de Saussure  (1916)
où tout signe est défini par rapport aux autres, par pure différence (négativement) et non par ses caractéristiques propres ("positives"),
- le modèle de croissance individuelle représenté par une équation différentielle simple et publié par Ludwig von Bertanlanffy en 1934, qui est largement utilisé dans les modèles biologiques,
- l'analyse du système nerveux par Warren McCulloch (neurophysiologiste) et Walter Pitts (logicien travaillant sur la psychologie cognitive) dans "A logical calculus of the ideas immanent in nervous activity" (1943), modélisant un réseau neuronal comme une machine à calculer universelle selon une description de Leibniz, et cherchant à montrer que les machines pourraient voir, raisonner et se souvenir, donnent le sens de la réflexion.

Norbert Wiener
publie à Paris son ouvrage "Cybernetics"
en 1948 (mettant en avant le feedback, rétroaction pour auto-correction et autorégulation, et en première considération la finalité plus que la causalité), en même temps que Ludwig von Bertanlanffy pour "General System Theory" (Théorie du système général) et Claude Shannon avec la Théorie de l'information, trois sources originaires de la Systémique (l'analyse des analogies qui existent entre tous les systèmes réels met en évidence une lecture d'un modèle mathématique comme systèmes ouverts indépendants en interaction avec leur environnement, généralisable de leur fonctionnement et de l'émergence de leur comportement). Malgré une définition ambiguë de la Cybernétique dans le Larousse des années 50 comme "une science dont l'objet est l'étude et le contrôle des commandes automatiques", posant de nombreuses questions : pourquoi seulement une science (logique, déductive, rationnelle) et non pas un art et une technologie ?, pourquoi seulement l'étude et non pas un traitement et une synthèse propre au processus de synergie, de synectique et de synesthésie ? Il est sans doute encore trop tôt à l'époque, mais Louis Couffignal apporte une première réponse par ses travaux en publiant "La cybernétique" en 1965. L'idée de "la machine à calculer" des années 30 devenait dans les années 50 "La machine à penser".

Mais entre temps, confirmant McCulloch, et Wiener, un artiste convaincu du principe créateur de la Cybernétique, Nicolas Schöffer lie architecture, physique (dynamique, optique, servo-mécanisme) et musique dans sa conception artistique et Cybernétique (1-ère Tour spatiodynamique cybernétique et sonore de 50 mètres de haut, 1955, et la 1-ère sculpture cybernétique autonome de l'histoire de l'art CYSP 1 en 1956) et met en avant la machine à créer, réaffirmant à mon entendement la trilogie concret-abstrait-virtuel de la machine : machine à calculer, machine à penser, machine à créer. La Cybernétique ne serait pas que mécanique mais humaine.

Tout comme pour Nicolas Schöffer, les travaux d'Henri Laborit (psycho-physiologiste) depuis 1958 le conduisent plus que tout autre à s'introduire dans la cybernétique humaine pour nous conduire à notre tour du Soleil à l'homme (1963) puis dans les régulations métaboliques (1965) et dans Biologie et structure (1968), de l'homme imaginant (1970) à l'Éloge de la fuite (1976) :
"Ce que j'ai voulu dire c'est que, de même que le psychotique, comme je le disais tout à l'heure, n'est plus parmi nous et qu'il a fui, il y a des façons de fuir qui font appel à l'imaginaire et qui permettent de ne pas se laisser enfermer dans un système: le bien, le mal, le beau, le laid, etc., dans lequel, pour être tranquille, un ensemble social veut vous enfermer. On peut toujours fuir, il faut imaginer des façons de fuir. Ce n'est que l'imaginaire qui permet de fuir parce que sans ça, si on n'imagine rien, on reste enfermé dans ses conditionnements, ses jugements de valeurs, ses automatismes de pensée, de langage, d'action. Alors voilà, c'est ça L'Éloge de la fuite"... J.L. – D'où l'idée finalement, si on voulait appliquer ça à un art de vivre, de toujours s'adapter par l'action et non pas s'adapter par la soumission? H.L. – L'adaptation... encore un mot dangereux... J.L. – Un adapté, c'est un soumis... H.L. – Et s'il est soumis, il ne peut pas être heureux. J.L. – On dirait plutôt : changer de stratégie. J'essaie de tirer de ça un art de vivre... Si quelqu'un se sent coincé, il faut qu'il examine sa vie et qu'il adopte une nouvelle stratégie finalement. H.L. – Exactement. C'est ça fuir." (Jacques Languirand rencontre Henri Laborit, http://radio-canada.ca/par4/salon/laborit_frameset_inv.html).

Qui ne serait pas cybernétique sans l’Inhibition de l’action (1979) :

J.L. – Je trouve que de ce point de vue là, vous avez fait une découverte, une synthèse, vous avez une vision... H.L. – Vous me faites beaucoup de plaisir... il y a très peu de gens qui en sentent l'importance. J.L. – On se trouve donc en présence de deux systèmes de fonctionnement: le système d'inhibition de l'action, le système activateur... H.L. – Mais dans le système activateur, il y a le système qui vous permet de répéter, parce que vous avez mémorisé la stratégie qui vous a mené à trouver le plaisir, à l'équilibre biologique finalement. C'est un premier système que les Américains... que moi j'appelle le système de la récompense. Vous vous souvenez de la stratégie et vous allez recommencer... à être bien dans votre peau, à trouver les choses qui vous font plaisir. C'est donc une action, vous avez une activité motrice, vous allez à la recherche du plaisir. Il y a un deuxième système, ce que j'appelle le système de la punition. Quand il y a quelque chose qui est douloureux, toutes douleurs, morale ou physique, vous essayez de fuir et puis si vous ne pouvez pas fuir, si vous êtes enfermé, il y a l'agressivité défensive. Vous allez vous retourner vers l'institution, l'individu, les règles qui vous empêchent ou qui vous font souffrir. Donc c'est la fuite et la lutte. Mais ça ce n'est pas de moi, c'est de Cannon en 1923 qui avait déjà compris ça, c'est un mécanisme animal. Ce qu'on a apporté depuis, c'est toute la biochimie; quelles sont les voies qui sont mises en jeu, quels sont les médiateurs chimiques... Et la dernière chose qui m'est plus personnelle, c'est un dernier système qui lui, quand vous ne pouvez ni vous faire plaisir, ni fuir, ni lutter, vous inhibe. Vous me direz que puisque le système nerveux ça sert à agir, comment se fait-il qu'il y ait dans le système nerveux quelque chose qui vous inhibe. Parce qu'il vaut mieux par moment de pas lutter lorsqu'il n'y a rien à faire et que vous ne pouvez pas fuir, ça vous évite d'être la proie du prédateur finalement, c'est très primitif comme comportement.

Et pour qui d'un constat amère est mère d'une nouvelle naissance, d'un nouvel espoir, d'un devenir.

H.L. – "Avec ce que nous savions, du fonctionnement d'un cerveau humain, on pouvait donner des sources d'information complètement neuves aux sciences dites humaines: psychologie, sociologie, économie et politique. Toutes ces sciences se font par l'intermédiaire d'un système nerveux. Jamais on en parle. Or, ce système nerveux, on l'utilisait comme l'instrument de relations quelles qu'elles soient : économiques, sociologiques, etc., sans savoir comment il fonctionnait ce système nerveux. Alors c'est peut-être intéressant de savoir justement et de remplacer des mots comme : affectivité, haine, idéologie, attention, pulsion, imaginaire... Tout ça, ça n'est plus des mots, pour nous, ce sont des mécanismes... Bien sûr. Avec un discours, vous envoyez les gens au casse-pipe. Vous avez tué des milliards d'hommes depuis 12,000 ans, uniquement avec le langage... C'est que l'inconscient dont on parlait tout à l'heure, il faut qu'on vous apprenne comment il fonctionne et comment il se construit".


L'Art Cybernétique

La définition de la Cybernétique par Nicolas Schöffer ouvre officiellement son statut artistique en lui donnant sa dimension esthétique :

La Cybernétique est la prise de conscience du processus vital 
qui maintient en équilibre l’ensemble des phénomènes.

C’est la science de l’efficacité et du gouvernement
par le contrôle organisé de toutes les
informations
y compris celles qui concernent les
perturbations de toute nature,
en vue de leur traitement pour parvenir à la
régulation optimale
de tout phénomène organique, physique ou 
esthétique.

Il en résulte une permanence fluide, en équilibre souple, 
où chaque apparition d’une tendance à la périodicité ou à la stagnation 
provoque l’intervention des perturbations adéquates
pour conserver l’ouverture et le caractère aléatoire
de tout processus évolutif.

Ainsi Nicolas Schöffer démontre que le rôle de l'artiste n'est plus de créer une oeuvre
mais de créer la création.

Et nous donne une définition de l'Art comme tel :

"L'art est la création-invention, au niveau du mécanisme de la pensée et de l'imagination, d'une idée originale à contenu esthétique traduisible en effets perceptibles par nos sens. Le déroulement et l'ordonnance de ces effets sont élaborés par un programme dans le temps ou dans l'espace, ou dans les deux à la fois, dont les composantes et les rapports de proportion sont optimaux, inédits et esthétiques. Ces effets sont transmis grâce à l'emploi de signaux visuels, auditifs ou audiovisuels, à tous ceux qui accidentellement ou volontairement, deviennent des spectateurs-auditeurs temporaires ou permanents de ces effets. Il en résulte un processus de fascination provoquant une modification plus ou moins profonde de leur champ psychologique de la création. Cette modification doit aller dans le sens de la transcendance, de la sublimation et de l'enrichissement spirituel par le truchement du jeu complexe de la sensibilité et de l'intellect humains. Grâce à la faculté de dépassement du créateur, les produits esthétiques à forte percussion pénètrent à travers les réseaux de communication multiples, dans le réalité sociale. Pour atteindre ce but, le créateur doit utiliser un langage et des techniques qui correspondent au véritable niveau de développement de son époque." (Nicolas Schöffer, les presses du réel, 9, 2004).


Les Arts Informatiques, dans un contexte plus musique, dessin, peinture, sculpture, se mettent en place dès les années 50 en continuité avec les autres arts (art brut, pop-art, arts cinétiques) tant architectural que musical (Nicolas Schöffer), tant architectural que mathématiques avec la théorie des ensembles et les statistique (Iannis Xenakis avec les Musiques formelles, 1956, et les Cités Cosmiques, 1963), tant analogique (arts électro-magnétique, arts électroniques avec Pierre Henri) que numérique et algorithmique (Pierre Barbaud), pour s'expérimenter dans les années 60 et 70 comme en relate les émissions de cette époque de Georges Charbonnier (le mercredi matin sur France Culture), et prennent leur envolée avec l'arrivée de la mini-informatique, puis de la micro-informatique dans les années 80, pour prendre leur orbite au 21-ième siècle avec les arts plastiques (cinéma d'animation mais aussi peinture ou sculpture vivante, intelligente, interactante) et appliqués (Design) et atteindre dans la première décennie du nouveau millénaire une apogée Cyber avec les réseaux numériques.

Ainsi la Cybernétique, "connaissance du pilotage" issue de la culture des grands navigateurs grecs, devient un art de gouverner retrouvant avec la barre et le gouvernail ancestraux, le savoir et le sentir des navigateurs, et, à ma convenance, s'applique tout autant dans un concept plus moderne d'Internaute surfeur, sachant choisir sa vague, évitant celle de travers, plongeant sous la vague murale, et, quand les vents sont onshores soutenus, pratique sur les spots de repli et de semi-repli.

Ainsi l'Art Cybernétique naissait d'une prise de conscience artistique liant les connaissances technologiques et scientifiques pour donner aux structures non pas seulement des formes et couleurs figées constantes, que tout au plus son mouvement ou celui du regardeur ferait changer suivant le point de vue, mais des formes, couleurs et mouvements qui évolueraient par elles-mêmes et suivant l'environnement, ou l'attitude du regardeur suivrait les boucles (feedback) sensori-motrices (capteur-foncteur-effecteur) provoquant ainsi et déjà une véritable interactivité que les arts électroniques, informatiques et numériques vont amplifier.

Recherche et Développement personnels en Art Cybernétique voire Art Systémique ou tout simplement Art Cyber Numérique